Face au ressentiment, pour une éthique de l’agir « ailleurs »

Okoni
5 min readOct 28, 2021

Militants d’un design radicalement inclusif, d’une création en partage, nos projets nous exposent à des centaines de personnes : habitants, politiques, travailleurs, dirigeants, experts, etc. Nous entretenons le rêve qu’ils puissent agir sur leur environnement. En leur redonnant le pouvoir de créer un parc, un nouveau service parascolaire pour leurs enfants, un nouveau produit financier pour participer au développement des énergies renouvelables, une nouvelle expérience patient ou une application pour mieux gérer la réclamation client… nous sommes convaincus que nous les libérons pour eux-mêmes et pour le monde qui a tant besoin d’audaces.

Traversés par cette exigence de partage et d’inclusion, nous prenons de plein fouet au démarrage des projets un immobilisme caché derrière une forme d’incompréhension feinte par ceux-là mêmes que nous aimerions associer. Tous et bien souvent, ils ont besoin d’un temps de compréhension, de questionnements, de remise en cause qui parfois dure et ne s’arrête pour certains jamais. J’ai souvent pris ce désir de comprendre ou cette posture longue d’interrogation comme un refus d’obstacle, une manière de ne pas avoir à devenir acteur. « Tant que je questionne, je n’ai pas besoin de me mettre en mouvement ». Puis quand il n’est plus possible de ne pas comprendre, quand il devient évident que tout est à la lumière alors vient le temps de l’impossibilité d’agir, dit autrement de l’irresponsabilité. Ils n’ont pas assez de pouvoir. Leur statut de sans-grade rendrait toute action impossible. Il faudrait d’abord faire travailler leur hiérarchie, changer l’organisation, leur donner plus de moyen… Je ne suis jamais réellement parvenu à entrer en empathie avec ceux qui se plaignent de ne pas avoir les moyens d’agir. Et cette phrase nietzschéenne, désormais salie par ces emplois diaboliques ne cesse de résonner en moi alors qu’ils clament leur incapacité à agir : « On aura toujours à défendre les forts contre les faibles. »

Comment les mettre en mouvement et le faire sortir de cette « morale de l’esclave » ? Car il ne faut pas renoncer, il n’y aura aucun changement profond de leur organisation, de notre société, de notre modèle de développement, sans eux. Il faut donc trouver une voie. Et elle passe d’abord par le maintien de l’exigence d’action à un très haut niveau, ne jamais reculer, ne jamais diminuer l’ambition folle de changer les choses avec eux, citoyens, travailleurs, consommateurs, usagers, habitants, familles, enfants, seniors, etc. Car si l’on n’y prend garde, sous la pression d’un commanditaire effrayé par l’exigence de la démarche, nous répondons à ce refus du mouvement par des câlins de communication, des salamalecs d’apitoiement. Alors qu’il faudrait basculer dans l’action plus rapidement encore, nous continuons trop longtemps à répondre à leurs inquiétudes, à leurs fausses incompréhensions. Pire encore, nous changeons notre mode opératoire ; nous le rendons moins exigent, plus facile, plus conciliant, moins inclusif et finalement moins transformant. « Vous savez, les habitants n’ont pas le temps de se plonger dans une exposition inspirante. Il faut leur donner la parole, écouter leur mécontentement. » « C’est important d’associer les salariés à ce projet d’innovation mais il faut être simple dans les demandes. On ne peut pas leur demander de se plonger dans la méthode de création. » « Il faudrait raccourcir la séquence de création pour passer plus de temps sur les problèmes des agents ». Surtout ne pas flatter ces interrogations et bien garder en tête qu’être bien veillant, c’est-à-dire vouloir le bien de ceux que l’on nous confie, c’est les projeter dans l’action.

L’enfer est pavé de bonnes intentions. Lors du Grand débat comme à l’occasion de tant d’initiatives de concertation citoyenne, l’acteur public se vante d’être à l’écoute de ses administrés. A l’occasion de grands exercices d’intelligence collective, les organisations publiques et privées mettent en avant le caractère ouvert, participatif de leur management. Mais la logique est la même, on sépare la parole de l’action, on différencie le bénéficiaire, l’usager de celui qui agit. Dis-moi ton besoin et je trouverai une solution. Le citoyen, le travailleur, l’habitant se transforment alors en monstre consommateur et immobile, à l’exigence croissante, que notre fausse bienveillance plonge dans la colère indépassable de ses frustrations et in fine de son ressentiment.

Il ne faut donc mettre fin à cette phase d’écoute de questions/réponses, repousser le moins possible le mouvement. Cela commence par l’identification des chemins d’action qu’ils pourront emprunter collectivement Je ne nie ni la réalité, ni l’intensité des souffrances ou des préoccupations des travailleurs, des habitants, des agents. Je ne nie pas non plus qu’elles puissent entraver leur capacité à agir, qu’ils soient au cœur d’un système d’action très contraignant. Mais ma responsabilité d’accompagnateur est de le leur montrer d’abord qu’il ne s’agit pas de réparer les endroits où ils ne peuvent pas, où il se sentent contraints, où parfois même ils souffrent mais d’identifier avec eux là où ils peuvent agir. Il s’agit de les garder loin de l’amertume, du ressentiment, grâce à ce que Cynthia Fleury décrit dans son très beau livre Ci-gît l’amer comme un processus de sublimation.

« Le seuil inaugural de toute décision, avoir le courage de ne plus attendre la réparation. Pas nécessairement pardonner, mais se détourner de l’attente obsessionnelle de la réparation, ne pas s’enfermer dans le besoin de réparation » « (l’individu) comprend enfin qu’on ne répare pas ce qui a été blessé, cassé, humilié, mais qu’on répare « ailleurs » et « autrement » ; ce qui va être réparé n’existe pas encore. »

Projeter les individus, souffrant d’un système de contrainte trop lourd, de l’humiliation de ne plus se sentir utile ou de ne pas être entendu au travail, en société, dans leur vie personnelle, vers la création, là est la vraie bienveillance, là se construit une puissante relation d’aide. Dans nos projets, nous cherchons avec eux les zones de possible, même les plus minimes. Nous cultivons dans la joie ce que Lévi-Strauss appelait la « pensée sauvage » celle qui permet à l’homme de construire à partir de ce qui l’entoure et qui n’envisage d’autres projets que celui qu’il peut mener. (A la différence du thérapeute, nous prenons en charge des groupes. Mais les groupes peuvent être le lieu à la fois du ressentiment comme d’un immense pouvoir d’agir, plus grand encore que celui éprouvé par un individu seul. Peut-être notre approche peut-elle être qualifié de thérapie sociale…)

Cette éthique de l’action, nous l’appliquons jusque dans notre travail auprès des plus fragiles, là précisément où le choix d’une mauvaise pitié, d’une assistance plus qu’une aide, d’une impossibilité à penser la participation, pourraient être les plus forts. Il y a quelques mois un département nous sollicitait pour l’aider à créer un dispositif d’écoute des enfants placés. Sans trop d’effort, car les travailleurs sociaux savent mieux que quiconque qu’une relation d’aide véritable ne se passe pas d’exigence, nous avons convenu de construire une manière de donner à la fois la parole et du pouvoir d’agir aux jeunes. Ce projet a été à l’origine de la naissance d’une association d’anciens de l’aide sociale à l’enfance conçue, dirigée et animée par les jeunes et une série de podcasts de témoignages réalisés par eux également. La création comme une manière d’être acteur, de dépasser l’amertume, de « réparer ailleurs ».

C’est ad hoc, à petite échelle, loin des grands problèmes à réparer mais cela guérit et protège du ressentiment. Et parce qu’il nous immobilise, nous empêche de prendre notre part dans l’action, le ressentiment est sans aucun doute un des grands obstacles qu’il nous faudra surmonter pour réinventer un monde plus soutenable, plus démocratique, plus inclusif.

Pierre Baudry

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Nous sommes une équipe de création multidisciplinaire. Nous prônons pour une approche du design plus humaine, plus éthique et plus proche des gens.