Lettre ouverte à Emmanuel Macron dans le but d’élargir sa culture du monde du conseil

Okoni
5 min readFeb 23, 2021

Monsieur le Président

Il y a quelques jours la France découvrait que vous travailliez avec des consultants. Je trouve que c’est une très bonne idée. Ils vous apportent, j’en suis sûr, le meilleur de leur intelligence, la connaissance des comparables, une extraordinaire disponibilité. Je sais de quoi je parle. Je suis consultant.

Je comprends mal les cris d’orfraie de ceux que la fréquentation du privé effraie.

Je ne vous écris donc pas pour vous blâmer mais bien plutôt, si vous me le permettez, pour élargir votre culture du monde du conseil. Il est bien vaste et soumis à de nombreuses tensions qui en font sa richesse. Je connais votre goût pour la complexité. Je sais donc que vous me lirez avec persévérance.

Vous avez construit au fil de ces dernières années une relation fructueuse avec le cabinet McKinsey. Vous connaissez sa place de leader incontesté dans le champ de l’analyse stratégique. Très employé par les dirigeants pour les accompagner dans la construction d’une vision, pour emporter la confiance d’un conseil d’administration, pour initier une indispensable transformation, McKinsey incarne l’idée que toute action commence par une pensée claire, étayée. Cette pensée cherche à modéliser le réel, l’objectiver, une abstraction qui permet de bâtir des repères loin des contingences du concret. Le prix payé par les clients de McKinsey atteste de l’immense valeur qu’ils accordent à ce travail. Je vous propose d’interroger ce mode de rapport au réel, qui place le raisonnement et la compréhension au démarrage de toute action. Parmi l’immense peuple des consultants, certains d’entre nous l’interrogent et tentent de bâtir une autre manière d’accompagner nos clients. Nous ne sommes pas encore tout en haut du panier. Votre lecture nous honorerait donc grandement.

Ainsi donc il existerait une cinétique politique post-platonicienne (penser, construire une vision, la déployer en emmenant le corps social et contrôler l’avancement de sa réalisation). Nous le croyons. Appelons notre manière de faire, la stratégie « chemin faisant ».

D’abord nous croyons que l’exercice stratégique de départ n’est pas inutile. Il permet d’ouvrir sa conscience au monde qui bouge, à la non-éternité des structures en place et au nécessaire questionnement des choix faits dans le passé. Mais ce moment de réflexion n’est pas, ne peut pas être, un exercice de construction de l’avenir, d’un objectif imprescriptible vers lequel il faudrait conduire un corps social inerte ou rétif. L’exercice stratégique de départ doit demeurer un temps d’humilité plutôt que d’autorité, un temps de questionnement plutôt que de certitude. Monsieur le Président, nous savons à quel point ceci est dur à entendre alors même que chaque élection présidentielle est l’occasion de proclamer un programme miraculeux qui changera avec éclat le cours de l’histoire. Mais voyez la déception, voire l’indifférence, dans laquelle ce rapport au réel, ce type d’autorité plonge les électeurs quelques mois à peine après l’arrivée au pouvoir de l’homme qui devait être providentiel. Pourquoi ne pas tenter de faire autrement ?

D’abord donc un exercice stratégique humble, rapide fait émerger des questions. Ces questions sont le point de départ de la mise en mouvement du corps social. Une citoyenneté active peut se construire autour de la recherche de réponses à ces questions. Initiatives, tentatives, expérimentations, recherches deviennent le moteur d’une transformation polycentrique. Le dirigeant autorise, crée le cadre de cette recherche collective, engage toutes les forces vives dans cet immense effort de transformation. La vision s’écrit collectivement au fil d’un apprentissage.

Votre rôle est ainsi de créer les conditions de l’apprentissage au sein de notre société. Cela passe par le goût de l’expérimentation, la valorisation du questionnement, le développement de la véritable pensée critique (au détriment de la plainte et de la râlerie), des compétences de relecture, l’autonomisation, la responsabilisation des structures décentralisées, locales d’action, le changement profond de notre système éducatif, de nos pratiques d’enseignement… Pardonnez cette liste incomplète et désorganisée mais la tâche est immense et sans doute assez loin des préoccupations du moment alors je cède à mon emportement. Pendant la crise du COVID, j’ai vu avec une grande joie surgir le terme de « France apprenante ». C’est bien de cela dont il s’agit. La priorité d’un dirigeant n’est plus de définir une vision mais de créer une société apprenante, qui se questionne, qui s’inquiète avec confiance, qui expérimente, relit son action, se corrige et apprend. Plutôt que de pointer du doigt un horizon de transformation lointain, inatteignable, culpabilisant, qui n’appartient qu’à ceux qui le pensent, vous devrez, Monsieur le Président, créer les conditions d’un apprentissage collectif, dont il faudra accepter de ne pas réellement connaître l’issue. Car point de transformation sans apprentissage et point d’apprentissage sincère sans liberté d’orientation.

Voilà le cœur de votre futur programme : une société apprenante. Sans doute faudra-t-il repenser tout cela avec vos communicants. Ils auront le génie nécessaire pour rendre cette aspiration désirable.

Parmi l’immense foule des consultants, nous sommes quelques-uns, de plus en plus sans doute, à tenter de rendre possible, vivant, ce nouveau rapport au réel qui place l’expérimentation, l’apprentissage, au cœur de tout projet de transformation, au cœur de tout projet politique. Nous avons écouté les sociologues des organisations, les systémiciens, lu Crozier et Morin, Bateson et Dewey. Ils nous ont aidés à penser contre nous-mêmes, à sortir des paradigmes dans lesquels nous avions grandi. Nous avons appris de nouveaux arts pratiques tels que le design tellement à l’aise dans le dialogue entre le pensée et la forme, la relecture ignacienne, chemin prodigieux d’apprentissage. Nous avons pris, maladroitement parfois, les habits de facilitateurs, de psychologues, de maïeuticiens, de formateurs, de médiateurs. Certains d’entre nous ont écrit des livres, inventé des méthodes, créé des certifications pour parvenir à la reconnaissance institutionnelle. Il est difficile de nous identifier. Nous sommes petits ou indépendants. Nous ne bénéficions pas du prestige des grandes marques. Travailler avec nous n’offre pas le gage a priori de sérieux, de légitimité, d’intelligence. Nous devons le prouver dans chacune de nos interventions. Et pourtant, nous travaillons chaque jour à inventer une autre manière de diriger, de transformer, d’agir, radicalement nouvelle. Elle vous sera indispensable, Monsieur le Président, pour affronter le double défi démocratique et écologique auquel nous faisons face.

Notre grande tribu, foutraque, morcelée et silencieuse, faite de consultants-chercheurs, convaincus qu’un immense potentiel d’apprentissage et d’innovation réside au cœur de nos sociétés, au cœur-même de l’humanité, peut vous aider à faire autrement. Nous sommes l’autre peuple du conseil. Nous nous mettons, nous aussi, à votre service Monsieur le Président.

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Okoni

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